La casquería (triperie ou abats) est l’une des spécialités de la gastronomie madrilène, avec des plats “autochtonissimes” comme les entresijos ou les gallinejas. Ces mets “de pauvres” se dégustent dans leur version traditionnelle, ou réactualisés par des chefs comme Javier Estévez. Toute une aventure sociologico-gustative!
Bien que présente dans toutes les cuisines du monde, la triperie suscite un sentiment ambivalent d’attraction-répulsion, qui tient plus du facteur psychologique que du rationnel. J’avoue avoir la chair de poule devant l’étal du señor Braña, tripier au marché de la Cebada, alors que, petite, je me régalais de sanquettes (mélange de sang de porc et de farine)! “ojos que no ven, corazón que no siente”, dit le proverbe espagnol. En d’autres mots, on ne souffre pas de ce dont on n’a pas conscience… Exposés crus sur l’étal du boucher, les cervelets d’agneaux, oreilles et pieds de cochon, langues de bœuf, museaux de veau, mollejas (ris), menudillos (viscères de volailles) et criadillas (testicules) n’ont pas l’air, à première vue, très appétissants…
Pourtant, les grandes stars de la table madrilène sont des plats à base d’abats, tels que les fameux callos a la madrileña (les tripes), préparés avec une sauce à base de tomate, piment moulu, chorizo fumé et boudin. On peut les déguster chez l’élégant Lhardy, toute une institution historique et gastronomique à Madrid, qui sert des callos depuis son ouverture, en 1839. Pour une expérience 100% castiza (madrilène pur jus), je recommande d’aller déguster les callos un dimanche midi (entendez 14h) dans des troquets de quartiers bien typiques tels que El Quinto Vino, dans le quartier de Tetuán, ou Casa Emilio, dans le quartier de Prosperidad (C/López de Hoyo, 98, métro Prosperidad), qui servent des rations de callos bien relevés, dans des cassolettes en terre cuite.
Mais l’expérience “ultime” de la cuisine des abats madrilène, c’est encore d’aller goûter les fameuses gallinejas. Ce plat au nom intraduisible, qui n’est autre que des intestins d’agneau frits dans leur propre graisse, ne se trouve qu’à Madrid, d’après Gabino Domingo, le patron de Freiduría de Gallinejas, l’un des derniers restaurants madrilènes spécialisés dans la préparation de ce « délice ». Gabino a même écrit un libre sur le sujet, intitulé Las Gallinejas, qui raconte la genèse de ce produit : les gallinejas seraient apparues vers les années 1850 dans les anciens abattoirs de la Puerta de Toledo… À l’époque, bouchers et équarrisseurs faisaient l’aumône des abats aux personnes les plus démunies.
Gabino me raconte qu’au cours des années de pénurie de l’après-guerre civile, sa tante découvrit les gallinejas en travaillant comme cuisinière dans un bar du quartier d’Embajadores. Elle ouvrit plus tard son propre restaurant où Gabino travaille depuis l’âge de quatorze ans. “À l’époque, je commençais ma journée à 5 heures du matin et je finissais à 23h. Jusqu’aux années 1980, on était complets tous les jours”, se souvient-il avec nostalgie. Gabino reconnait que la fréquentation de son établissement a baissé ces dernières années et l’attribue à la phobie du cholestérol et de la vache folle. C’est que… Il faut avoir les papilles bien trempées pour apprécier les fortes saveurs des abats d’agneau. J’avoue n’avoir pas réussi, en dépit de ma bonne volonté. Le serveur s’est gentiment moqué de moi et a troqué mon assiette de gallinejas intactes contre une escalope de poulet grillée. Mais je ne regrette vraiment pas ma visite à Freiduría de Gallinejas! Le charme et l’ambiance surannés du lieu et la gentillesse du personnel valent bien la visite.
Je me rends donc à La Tasquería pour discuter un peu avec son jeune chef, Javier Estévez. Javier a récemment ouvert ce petit resto sympa à la déco pimpante dans le quartier de Salamanca. Passionné par la cuisine des abats, il en a fait aussi sa spécialité, mais… version cuisine d’auteur ! “J’ai voulu apporter une valeur ajoutée au produit ; rendre la consommation des abats plus agréable, non seulement au goût, mais aussi à l’œil”, explique Javier tout en préparant une énorme marmite de callos. “Ce qui rebute le plus souvent des abats ce sont les odeurs et l’aspect. Ma cuisine va au-delà de la simple friture”. C’est sûr ! À la Tasquería on déguste les pieds de cochon en gaspacho avec des chips d’artichauts, le museau en tacos mexicains, la langue de bœuf avec des calamars ou encore un tiramisu au boudin et au cacao ! Pour les plus extrêmes, Javier prépare une cachucha, ou la tête de veau…intégrale (cuite avec son cerveau, ses yeux, sa langue et tout et tout). “Nous sommes loin d’avoir tout expérimenté”, dit le jeune chef enthousiaste. Il veut maintenant explorer les possibilités qu’offrent les abats de volaille et de poissons, mais aussi, pourquoi pas, proposer sa version alternative des fameuses gallinejas. À suivre !