Le football, on le sait, se trouve dans le top 10 des principaux attraits touristiques de la capitale. Madrid est en effet le berceau de quelques-uns des clubs les plus titrés d’Europe, à commencer par le Real Madrid dont le stade, le Santiago Bernabéu, est l’un des lieux les plus visités de la ville. C’est autour des stades que s’est développée toute une culture de supporters, portant (et chantant !) haut les couleurs de ses champions, avec ses bars sportifs, ses « peñas », ses boutiques, ses musées et ses rituels bien particuliers à chaque retour de trophées.
Le foot élevé au rang de culte
Certes, le football est né en Grande-Bretagne. Mais s’il y a bien un pays où ce jeu a été élevé au rang de culte, c’est l’Espagne, avec une contribution à l’économie nationale estimée à 7,6 milliards d’euros annuels (presqu’1% du PIB), d’après une étude réalisée en 2013 par KPMG. Ce sont surtout les dépenses des fans (75% du total des revenus liés directement et indirectement au foot) qui pèsent dans la balance. Car, ici, quel aficionado (supporter) n’a pas sa carte de membre, son écharpe, son maillot, sa casquette et autres accessoires, aux couleurs de son équipe favorite, que l’on peut acquérir dans les boutiques officielles des clubs ? Mon ami Alfredo n’a pas hésité à inscrire ses trois enfants au fan-club du Real Madrid… dès leur naissance ! Avec un tel engouement, pas étonnant que le Real Madrid compte aujourd’hui quelque 92 000 membres et que le stade Santiago Bernabeu soit le quatrième musée le plus visité de la ville.
Les « meringues » et les « matelassiers »
Mais sortons un peu des chiffres et revenons aux origines. Le foot est né à Madrid au tout début du siècle dernier, importé d’Angleterre par de jeunes Espagnols qui y suivaient des études et qui s’étaient pris de passion pour ce jeu. Dès 1900, la Federación Centro (Madrid et sa région) comptait déjà 64 équipes. À la Bibliothèque Nationale, je consulte un vieil ouvrage sur l’histoire du football en Espagne, publié par le journaliste Joaquín Soto Barrera en 1930. On y voit de vieux portraits en noir et blanc des premières équipes de football, avec les joueurs posant droits comme des « i », portant moustaches et cheveux gominés, grands shorts flottants et chemises à col cassé. C’est de cette époque que datent les uniformes qui sont, encore aujourd’hui, l’image de marque des principales équipes madrilènes et qui leur ont valu de curieux surnoms : les joueurs du Real Madrid, qui adoptèrent le blanc, furent surnommés les « meringues » pour la postérité. Quant aux joueurs de l’Atlético de Madrid, leur maillot à raies blanches et rouges, rappelant la toile des matelas d’antan, leur a valu le surnom de « colchoneros » (matelassiers).
Du terrain vague au stade moderne
« [Les premières équipes de football] n’étaient rien d’autre que des groupes de copains, unis par une même passion pour le sport qu’ils finançaient de leur poche« , explique Joaquín Soto Barrera dans son livre. Au début du XXème siècle, on s’entraînait donc sur des terrains vagues et avec les moyens du bord. L’ancêtre du Real Madrid, le Madrid Football Club, disputa ses premiers matches sur une friche proche des arènes, utilisant les dépendances d’un bistrot taurin (la Taurina) comme vestiaires et pour entreposer les cages et autres équipements. Avec le temps, le foot suscita un tel intérêt, parmi la population de Madrid, que la ville s’équipa d’installations ad hoc pour pouvoir héberger le nombre croissant de supporters. Le stade Santiago Bernabéu est inauguré en 1954 ; à l’époque, c’est le plus grand et le plus moderne de la ville et il est baptisé du nom du président du Real Madrid (un titre que Santiago Bernabeu maintiendra pendant 35 ans !). Un peu plus tard, en 1966, c’est au tour de l’Atlético de Madrid d’inaugurer un stade flambant neuf qui, à l’instar de son rival « meringue », portera aussi le nom de son président : Stade Vicente Calderón. Le Calderón vit pourtant, en ce moment, ses dernières heures : il sera prochainement remplacé par un projet immobilier et l’Atlético sera relogé dans le Wanda Metropolitano, un ancien stade olympique situé au nord-est de la capitale. Le Real Madrid n’est pas en reste, avec l’agrandissement de ses installations actuelles (plus de gradins, un nouveau toit rétractile, un hôtel…). D’autres clubs, aux origines plus modestes, se sont aussi dotés de stades respectifs dès qu’ils en ont eu les moyens : le stade du Rayo Vallecano, construit en 1973 et celui du Getafe Fútbol Club, ouvert en 1998.
Loyauté presqu’héréditaire
D’après José S. de Terreros, ancien journaliste et supporteur inconditionnel de l’Atlético, il y a deux facteurs qui déterminent que l’on soit fan d’un club ou d’un autre à Madrid : l’origine géographique et… la filiation ! Si l’on a grandi au nord de Madrid, on sera plus enclin à soutenir le Real Madrid, alors que si on est issu des quartiers sud, on sera de préférence supporteur de l’Atlético, du Rayo Vallecano ou du Getafe Fútbol Club. José, qui a pourtant grandi au nord de Madrid, est depuis toujours un fervent supporteur de l’Atlético parce que… son père l’était déjà ! « Je suis devenu supporteur de l’Atlético étant enfant, car je suivais les matches avec mon père. Á l’époque, la loyauté envers un club était sacrée et presque héréditaire : même si l’équipe faisait une mauvaise saison, il était impensable de « passer à l’ennemi ». L’Atlético exploita d’ailleurs habilement, et avec humour, ce phénomène dans sa campagne de propagande de 2002 qui mettait en scène un petit garçon, visiblement déçu par les défaites répétées de son club favori, interrogeant son père : « Papa, pourquoi sommes-nous supporteurs de l’Atletí ? » La réponse, c’est le chanteur Sabina qui la donna en 2002, en composant son fameux Hymne du Centenaire de l’Atlético : « pour comprendre ce qui se passe, il faut avoir pleuré dans le stade Calderón, qui est ma maison« , chante-t-il.
Gastronomie et ferveur footballistique
Ce phénomène de cohésion sociale autour du foot fait partie de l’identité de Madrid, et pas seulement les soirs de matches. La passion ne connaît pas de trêve ! Madrid est truffée de sport bars (et de bars tout court), qui invitent à vivre l’émotion du jeu en communauté. Un samedi après-midi, vers 15h00, je rends visite à la Peña Atlética de Legazpi, à proximité du stade de Vicente Calderón ; il y a encore des habitués attablés, faisant la sobremesa (ce temps alloué à la discussion après manger). Domingo, le sympathique président de cette association de supporteurs de l’Atlético fondée en 1954 (l’une des plus anciennes de Madrid), m’explique que les peñas footballistiques sont nées avec comme objectif de suivre les équipes dans tous leurs déplacements : « À l’époque, c’était très familial. On louait des bus pour aller soutenir nos joueurs dans toute l’Espagne ». La retransmission des matches à la télé et le manque de temps ont changé les choses. Si les peñas sont devenues plus sédentaires, la ferveur n’a cependant pas décru d’un poil. « Les soirs de match, il faut voir l’ambiance qu’il y a ici ! On sort les drapeaux et on fait la fête, même quand on perd! », assure Domingo. La peña Atlética de legazpi reste un lieu emblématique dans le quartier, avec son petit bar-restaurant accueillant. Domingo m’invite à revenir, ne serait-ce que pour goûter les mollejas de cordero (les ris d’agneau), la spécialité du lieu. Une fois par an, la Peña de Legazpi régale aussi ses membres avec un dîner-anniversaire au restaurant de cuisine basque Asador Donostiarra, un lieu traditionnellement fréquenté par les joueurs de foot madrilènes.
Le rituel des fontaines est aussi un spectacle à voir, le soir de célébrations de trophées, comme cette fameuse Coupe du Monde de 2010, gagnée par l’Espagne. Il y a à peu près un quart de siècle, en réaction au Real Madrid qui fêtait traditionnellement ses victoires, en public, autour de la Fontaine de Cibeles, l’Atlético a lui-même choisi de partager ses triomphes avec sa foule de supporteurs autour de la Fontaine de Neptune, à l’autre bout du Paseo del Prado. Si le Real Madrid dispute, inévitablement, les titres à l’Atlético, la rivalité entre les deux clubs et connue pour être saine et de franche camaraderie. Pour les autorités municipales, pas de préférence pourvu que gagne Madrid : tous les vainqueurs sont invités à se montrer au balcon de la Real Casa de Correos, sur la Puerta del Sol, qui abrite le siège du gouvernement de la région de Madrid.