Madrid eut aussi ses « Années Folles », même si elles furent tronquées par l’instabilité politique qui mena à la guerre civile. Ce fut une période d’effervescence culturelle et artistique, avec des incursions dans les styles architecturaux en vogue dans le reste du monde. Dans la capitale, il reste encore des témoins « silencieux » d’un Art Déco madrilène insoupçonné, que l’on découvre un peu comme dans une chasse au trésor…
C’est un ami, passionné d’Art Déco, qui m’a mise sur la piste… Sur ses conseils, je donne rendez-vous à David Pallol, au café du Teatro Pavón, dans le quartier de Lavapiés. Le lieu n’est pas anodin. Je choisis, en effet, l’un des survivants d’un Art Déco madrilène méconnu, pour interviewer l’un des historiens espagnols les mieux renseignés sur cette tendance architecturale. Diplômé en Histoire de l’Art, David Pallol est aujourd’hui professeur d’Anglais à l’université Complutense de Madrid et, comme il se définit lui-même, un « architecte contrarié ». Il est l’auteur de Madrid Art Decó, le premier livre, entièrement consacré à l’Art Déco de Madrid, publié en Espagne, aux éditions La Librería. On en apprend autant en lisant les textes, bien écrits et remarquablement documentés, qu’en regardant la centaine de clichés de poignées de portes, de linteaux, de grilles en fer forgé, de vitraux, de fontaines… Autant de détails que l’on peinerait à identifier si l’on ne prêtait pas l’attention que nous encourage à avoir l’ouvrage de David Pallol.
Le but de Madrid Art Decó, comme l’explique David Pallol dans sa préface, était de « démonter l’idée mal comprise et largement répandue que l’Art Déco n’existe pas à Madrid ». Car, si l’on en croit l’auteur, non seulement l’Art Déco exista à Madrid mais il y fut abondant avant la guerre civile. « La [seconde] république voulait moderniser le pays et misa à fond sur l’avant-garde culturelle de l’époque« , explique David Pallol pendant l’interview. Le Corbusier et Howard Carter, notamment, étaient déjà venus donner des conférences à la Résidence des Étudiants dans les années 1920. À cette époque, le public madrilène s’intéressait aux voyages de grands explorateurs comme le célèbre égyptologue anglais qui découvrit la tombe de Toutankhamon ou encore l’américain Hiram Birgham à qui l’on attribue la découverte de la cité inca de Machu Pichu. En architecture, cet intérêt pour l’exotisme et le voyage se traduisit, notamment, par des formes aérodynamiques, qui rappelaient l’esthétique des aéroplanes et des grands transatlantiques, et une floraison de fleurs de lotus, de sphinx ou de motifs pré-colombiens dans l’ornement d’édifices bourgeois.
« L’Art Déco a disparu avec la dictature franquiste qui jugeait ce style apatride et frivole, peu conforme à sa conception de la morale chrétienne« , poursuit David Pallol. « Plus qu’un simple mouvement artistique, l’Art Déco fut une attitude vitale de l’après-guerre, l’expression d’une fuite en avant hédoniste, d’une rupture avec des tabous séculaires« . Ce libéralisme ne pouvait, en effet, que déplaire aux plus conservateurs… Dans la plupart des ouvrages et études sur l’architecture de Madrid qu’il put consulter, David Pallol remarqua que l’Art Déco était curieusement éclipsé : « il y a un vide inexplicable entre les styles régionalistes et le néo-baroque des années 1920 et le rationalisme des années 1930« . Et pourtant, il reste encore de nombreux et beaux exemples de cet Art Déco madrilène « décrié » ; je me sers du livre de David Pallol et de son blog pour me tracer une « route Art Déco » dans la ville.
Commençons par la Gran Vía, l’un des axes de l’Art Déco madrilène d’après les travaux de recherche de David Pallol. On y trouve, en effet, quelques-unes des références les plus remarquables de ce style, tel que l’Édifice Capitol, construit par les architectes Luis Martínez-Feduchi Ruiz et Vicente Eced y Eced et meublé par Rolaco-Mac, la première marque espagnole de meubles de style rationaliste, dont on retrouve la griffe dans l’ameublement Art Déco du fameux bar Museo Chicote. Au numéro 52 de la Gran Vía, notons l’étrange silhouette et la façade de cet immeuble de style néo-égyptien, œuvre de l’architecte basque Luis Díaz Tolosana.
L’autre axe Art Déco de Madrid est l’avenue de la Reina Victoria, dans le quartier de Chamberí, où il reste de nombreux immeubles résidentiels construits dans les années 1920-1930. Il faut coller son nez contre les portes d’entrée vitrées pour voir des halls rutilants, ornés de lampes-bijoux, de sols en marbres aux formes géométriques, d’escaliers en spirale… Les façades reprennent les motifs en zigzags, les ondulations, les chevrons, les arcs polygonaux, caractéristiques de l’Art Déco. Un peu plus loin, dans le quartier de Moncloa, on trouve deux autres exemples d’architecture Art Déco liés à la sphère de l’éducation : la Faculté de Philosophie et Lettres de la Cité Universitaire (inspirée des préceptes du Bauhaus allemand) et le campus de l’Université Nebrija aux abords du parc Dehesa de la Villa.
Dans le quartier de Ciudad Lineal, il ne faut pas manquer de visiter la Quinta de los Molinos, l’un des plus beaux parcs historiques de Madrid, ouvert au public, qui fut, autrefois, la propriété agreste de l’architecte César Cort Botí. En 1933, il y fit construire un palais de style Art Déco, dont la couleur rose s’harmonise avec celle des 1 500 amandiers, qui occupent une grande partie du parc, quand ils se couvrent de fleurs en début d’année.
Enfin, terminons notre route Art Déco (qui est loin d’être aussi exhaustive que le livre de David Pallol) dans une…station-service ! La fameuse station-service Gesa, œuvre de l’architecte Casto Fernández Shaw, est en effet la seule de style Art Déco que l’on peut encore voir en plein cœur de la ville. Détruite en 1977, la mairie de Madrid ordonna sa reconstruction en 1996 sur un terrain où s’élève aujourd’hui l’hôtel NH Alberto Aguilera.